Spectacle de la compagnie de l’Arcade, (02), vu le 21 juillet à 12 h au théâtre de la Manufacture dans le cadre du festival d’Avignon 2025
- Texte : Grégoire Delacourt et Pierre Creton
- Mise en scène : Vincent Dussart
- Avec : Guillaume Clausse, Juliette Coulon, Xavier Czapla, Sylvie Debrun, Patrice Gallet, France Hervé, Elodie Wallace
- Scénographie : François Gauthier-Lafaye
- Lumières : Eric Seldubuisson
- Costumes : Rose-Marie Servenay
- Genre : Théâtre contemporain
- Durée : 1 h 20
- Public : à partir de 14 ans
Loin de l’effervescence du centre-ville où le festival bat son plein, la Manufacture propose un espace plus vaste et plus calme. C’est agréable de retrouver une grande scène, une troupe de comédiens et une scénographie élaborée comme si soudain, l’horizon se déployait et qu’on y voyait plus loin, plus large. Comme si le théâtre avait besoin de cette hauteur de plafond et de cette profondeur pour renouer avec l’esprit du théâtre public.
La lumière éclaire la grande scène de la Manufacture dont la profondeur est coupée en deux par un très haut rideau suffisamment transparent pour laisser deviner un autre espace de l’autre côté. Un rideau donc pas un écran. Les deux espaces communiquent, tout comme les deux récits qu’ils vont accueillir et qui se font écho. Deux auteurs. Deux enfances. Deux souffrances. Deux réparations.
Le premier enfant est nommé : Grégoire. C’est Grégoire Delacourt, auteur du roman autobiographique : L’enfant réparé. Le deuxième récit concerne le deuxième enfant. Il est nommé Pierre, pour Pierre Creton, auteur du roman Une Honte. Le premier récit est porté par un chœur de 7 comédiens. Superbe moment de théâtre, où la parole est partagée entre les différents acteurs, où le chœur fait collectif, et renvoie par symétrie au collectif des spectateurs que nous sommes, qui regardent et écoutent. Des témoins ? Par instants, les corps tombent, les visages se crispent, se déforment sous les tics nerveux, les yeux scrutent au loin, là-bas. Les corps et les répétitions font symptôme. Alors quelque chose en nous tombe aussi, on s’interroge, et on frémit de ce qui se trame là. C’est un récit à trous, à combler, qui suggère et ne se laisse pas faire. Il résiste. Les mots fouillent et cherchent à nommer les évocations fragmentées, fuyantes. Mais les mots insistent, ils sont là, ils disent quand même. La mère qui fait semblant de ne pas savoir, qui évite la discussion, les médicaments avalés très jeune, et de plus en plus, le corps et la conscience qu’on tente d’oblitérer, l’envie que ça s’arrête en s’envolant par la fenêtre. Les détails insignifiants, une porte qui claque, des attitudes, des odeurs, un soudain changement de chambre, sans que rien ne soit dit… Des bouts d’une mémoire qui tentent de reconstituer l’incompréhension et le désespoir de l’enfant/objet.
Le deuxième récit est centré autour d’une photo de famille et le sentiment ressenti que quelque chose cloche, là, sous nos yeux.
Mais de quoi s’agit-il ? La mise en scène prend le temps d’une auscultation précise. Elle reconstitue une salle à manger, ou plutôt un fantôme de salle à manger, dont les meubles sont emmaillotés, emballés, ficelés comme des rôtis avant cuisson. L’homme qui était l’enfant d’hier, interroge la photo aujourd’hui. Il demande à la mère, à l’ami de la famille, au philosophe, au psychanalyste, au professeur, ce qu’il ou elle voit. Lui, écoute. Chacun a son point de vue et décortique cette photo de famille apparemment banale, surexposée, mal prise. Au fil des discours, l’obscène et la violence intriqués dans les relations entre les personnages de la photo éclatent à l’évidence. Violence et obscénité subis par l’enfant posé au centre de l’image. Non seulement il en reçoit la charge, mais n’est-ce pas plutôt une mise en scène, sans doute inconsciente, pour qu’il en soit la cible ? N’est-ce pas le prix à payer pour en être de cette famille-là ? Pour lui appartenir ? Le prix de la descendance ? La violence intrinsèque atteint le corps de l’enfant avant même que son esprit le sache. Tant cette violence imprègne l’atmosphère familiale, l’air même qu’il respire et contamine l’édifice de son être en construction.
A noter un moment chorégraphique très puissant, où la danseuse/actrice, portée dans ses mouvements comme une poupée de chiffon sous le regard de ses camarades, dit avec son corps tout l’abandon intime que le texte tait.
Il y aurait tant à dire sur ce spectacle superbement construit et joué. Il prend de la hauteur par rapport au thème de l’enfance abîmée qu’il traite. Je l’ai aimé aussi pour cette qualité de mise à distance émotionnelle du spectateur, tout en créant des tableaux forts qui comblent notre besoin de beauté. Il nous laisse le temps de voir, d’analyser, de ressentir ce qui se déroule devant nous sans être empêtrés dans un chaudron d’émotions à fleur de peau, écueil si fréquent quand on évoque l’enfance et la maltraitance. Il met le spectateur en position, non pas d’introspection, mais de réflexion sur les mécanismes pervers à l’œuvre dans les relations intra familiales. Sans jamais tomber dans une froide analyse. Un équilibre tendu au service de cette parole sensible, encore fragile, faite de bribes d’une mémoire qui se cherche, de l’enfant devenu homme. De l’homme penché sur cette enfance qui le constitue.
Un spectacle nécessaire. Du très beau théâtre, intelligent, qui longtemps après me revient en mémoire par vagues, et continue à me questionner.
Madeleine Esther